Plusieurs personnages ont marqué des générations de cinéphiles depuis près d’un siècle. Certains sont devenu pour d’autres créateurs les muses de nouveaux projets. Lorsqu’une performance est bien réussie, on a tendance à croire que nul ne peut reprendre ce rôle devenu culte. Hors, il arrive souvent qu’une oeuvre cinématographique ne soit pas nécessairement repris sur grand écran. D’autres formes d’art se sont amusé avec les classiques du cinéma tels que les comédies musicales, le théâtre, l’opéra ou encore, dans le cas qui nous intéresse, les personnificateurs féminins. Des artistes de tous les horizons ont dû réinventer les personnages qu’ils incarnaient. Dans l’optique du renouveau de mes entrevues, j’ai eu envie de discuter sur le thème de la création autour d’un personnage culte de la culture américaine, Mary Poppins, brillamment interprété par la lauréate aux Oscars pour ce rôle Julie Andrews dans le film du même nom paru en 1964. La drag-queen Érica a offert sur les planches du défunt cabaret L’Entre-Peau en guise de première performance un numéro hommage à ce personnage. Cela fait maintenant 18 ans que Mary Poppins fait partie de son héritage professionnelle et artistique. Un personnage avec lequel elle s’amuse encore, toujours plus raffiné année après année. Afin de nourir la conversation, je l’ai fait rencontrer la comédienne Joelle Lanctot qui fut retenue l’été dernier dans le cadre de la toute dernière production de Juste pour rire, l’adaptation québécoise de la comédie musicale de Mary Poppins, sous la direction de Serge Postigo. Découvrez à travers leurs témoignages l’impact multigénérationnel de Mary Poppins au fil des décennies. La passion des deux protagonistes sur le sujet de l’entrevue a fait dévier à plusieurs occasions les réponses à mes questions pour votre plus grand plaisir.
- Qu’est-ce que cela vous fait d’avoir incarné un personnage culte tel que Mary Poppins?
J: D’abord, il est spécial de constater l’écho que l’œuvre a encore aujourd’hui chez les gens de plusieurs générations. Il y a quelque chose de fascinant, de mystérieux en Mary Poppins qui rejoint les différents publics. On a eu la chance de pouvoir compter sur un jeune public lors de représentations d’après-midi et nous arrivions à les garder pour toute la durée de la représentation. Le fait qu’il s’agisse d’un vieux film, d’un vieux personnage, qui n’ont pas quelque chose de moderne dans l’ensemble de ce qu’ils représentent (les costumes, les manières, etc.) et que le public, aussi jeune pouvait-il être, n’altérait pas le plaisir qui en était retiré. La douceur de l’œuvre est aux antipodes des méga-productions que l’on connaît de nos jours et malgré tout, les jeunes étaient au rendez-vous, au-delà du spectacle. Je dois avouer que je trouve ça beau. Je suis admirative de la portée de l’œuvre et de l’effet qu’elle provoque encore.
É: Pour renchérir sur ce que tu as dit [Joelle], je crois que c’est parce qu’il y a une magie intrinsèque dans cette écriture-là. Il s’agit d’une magie simpliste dont l’enveloppe visuelle décalée, qui n’est pas moderne, offre un charme supplémentaire. Le bon coup de la production est d’être allé chercher des personnages supplémentaires présents dans les livres mais que Disney avait écartés dans son adaptation des œuvres de Pamela L. Travers afin de mettre un spectacle de 3h au lieu de 90 minutes. Je me rends compte qu’on est toujours nostalgique d’un passé que ne nous appartient pas. Il faut dire aussi que le film a offert des chansons géniales. Comme j’ai grandi avec ce personnage-là [en contraste avec Joelle], je les ai chanté ces chansons-là depuis que j’ai 8 ans. Lorsqu’est venu le temps de faire de la drag, c’est ce numéro-là, consacré à Mary Poppins, qui s’est imposé à moi. Je voulais y aller avec quelque chose qui allait être facile pour moi et qui me placerait dans ma zone de confort. Comme il s’agissait d’un numéro issu de l’univers de Disney, je n’avais aucune idée de l’impact que mon numéro pouvait provoquer. Je l’ai fait souvent dans mes premières années, c’était devenu ma marque de commerce.
- Joelle, quel impact dans ta manière d’incarner le personnage cela a eu que tu aies obtenu le rôle suite à un processus d’auditions et que toi Érica, tu l’aies construit de manière autodidacte ?
J: comme je n’ai pas grandi avec l’œuvre, ça m’a demandé énormément de travail pour incarner le personnage de Mary Poppins. J’ai dû étudier le personnage dans les moindres détails. J’en étais fasciné. J’ai vraiment travaillé fort. Je me suis même présenté à l’audition avec un costume que j’ai commandé sur internet. Je me suis rendu compte que ce n’est pas tout le monde qui peut se permettre de jouer ce personnage-là, qui a le charisme suffisant de Julie Andrews. Il fallait vraiment un comédien afin d’aller chercher toutes les nuances du personnage. Ça m’a permis de reconnecter avec le film lorsque j’ai réalisé l’ampleur du travail et le nombre de couches sous-jacentes. J’ai eu envi de rendre hommage à tous ces artisans qui à l’époque ont donné vie au film grâce à la performance que j’allais faire du personnage de Mary Poppins. Je voulais que le public reconnaisse à travers mon interprétation de ce qui les a jadis animé et qu’il se dise que ce que je leur offrais était exactement ce dont il s’attendait.
É: Lorsque j’ai monté le numéro, je n’avais pas accès au film. Aussi bien rendu fut-il, tout était imprégné en moi. Je l’ai fait par désir, pour me faire plaisir à moi. J’ai choisi cette sécurité-là comme premier numéro. Quand j’ai compris que Julie Andrews fonctionnait sur scène, j’ai ouvert mes horizons en offrant du Sound of music, My fair lady et Camelot. Je l’ai toujours fait de manière naturelle. Je n’ai jamais pris le temps d’analyser les traits de l’actrice. Je crois que tout l’aspect digne m’animait, ça venait me chercher au point de m’en imprégner. Bref, j’ai eu la chance de l’avoir en moi et elle m’a toujours bien servi.
- Comment fait-on pour se détacher de l’étiquette qu’on nous colle après avoir incarné un personnage aussi fort?
É: Tant que tu n’as pas un personnage qui est aussi fort que ce que tu as fait, tu demeures rattaché au rôle. Dans mon cas, grâce à la structure des spectacles de drags, tu es invitée à faire 4 chansons dans une même soirée, tu n’as pas le choix de te renouveler. Mary Poppins par exemple, ne représente dans ce cas-ci que 25% de ta soirée. Tu as l’occasion de proposer autre chose au public. C’est le moment d’en profiter pour montrer ce qu’on est capable de faire d’autre.
J: Dans mon cas, ce n’était pas moi. Du moment où je ne suis plus sur la scène, je redeviens moi. Il y a quelque chose d’intouchable avec Mary Poppins que je n’assume pas dans la vie, qui dans mon cas n’existe que sur scène. C’est beaucoup de féminité à porter. Lorsque j’enlevais mon costume, j’avais besoin de casser ça, de renouer avec Joelle. Je ne me serais pas vu toute petite jouer les Mary Poppins dans ma chambre, c’était trop loin de moi. Comparativement à Éric [Érica], c’est devenu une passion, mais pas au point de l’assumer autant dans ma vie de tous les jours. Je ne m’étais jamais permis de penser que je pouvais incarner ce genre de casting-là. Je crois en l’idée qu’il n’y a rien de facile et que parfois, tout simplement, des rôles nous sont tracés. Je ne crois pas avoir été étiqueté à ce rôle car j’ai un visage malléable dont on oublie lorsque je ne suis pas dans le personnage.